Leon Conrad, spécialiste de la broderie du XVIIème siècle, viendra à nouveau à Notre Atelier le 12 mai. En attendant, il a accepté de répondre à quelques questions :
- Comment es-tu venu dans le milieu de la broderie ?
J’ai été initié à la broderie par deux femmes :
en premier lieu, ma mère, ancienne étudiante en art, qui était une peintre de
talent et qui dessinait des jouets en feutrine rehaussés de broderie. Nombreux
modèles parurent dans des revues britanniques telles que Woman’s Own et Woman’s.
La deuxième femme était ma grand-mère qui malgré un dos un peu bossu était la
femme la plus élégante de la ville ! Elle accordait une très grande
importance à son apparence et tous ses vêtements étaient faits sur mesure. Il y
avait donc toujours des morceaux de tissus et de fils partout dans la maison
que je pouvais utiliser pour jouer et réaliser des choses.
Enfant, j’ai donc grandi dans un environnement artistique et créatif dans lequel le
textile et le travail des fils faisaient intégralement partie chaque jour qui
passait. Ce n’était d’ailleurs que l’un des domaines de création que j’ai
exploré avec le modélisme, la sculpture en terre, la cuisine, le dessin, la
calligraphie ou encore la réalisation de posters….tout cela étant ensuite mis
de côté à l’adolescence.
La broderie n’est réellement revenue dans ma vie qu’à l’Université quand je
fus atteint de rubéole. Un simple kit de broderie Bargello m’a accompagné
pendant ma convalescence et à partir de ce moment là j’étais « hooked ». Six coussins en canevas plus tard, je me
suis rendu compte que j’en avais assez de réaliser des modèles dessinés par
d’autres et je décidais d’explorer d’autres points plus intéressants, d’autres
techniques et différents effets. En 1998, j’ai confié mes premiers modèles à
une collègue américaine, Linn Skinner, qui a eu un
rôle prépondérant dans le développement de mon intérêt pour les techniques
historiques de broderie. A la fin de la première année, le hobby
s’autofinançait et en 2000, je créais ma propre marque. Ceci m’a permis de me
plonger dans mes recherches historiques autour de la broderie en m’inscrivant
en 2003 à un Master of Arts en Histoire du Design, 3ème cycle
universitaire co-organisé par le Victoria and Albert Museum
de Londres et le Royal College of Art.
- Peut-être est-ce une question très française, vu qu’en
France le milieu de la broderie est très féminin. Est-ce la même
chose en Grande-Bretagne ?
L’opinion préconçue sur la féminité généralement associée à la broderie ne reflète pas
vraiment sa pratique historique et contemporaine et je me réjouis de personnifier
un défi à cette pensée stéréotypée !
La broderie a toujours été pratiquée par des hommes et des femmes, mais cette
vision a ensuite changé de par la propre structure de la société. Dans
l’Angleterre médiévale, les brodeurs travaillaient en corporation tandis que
les femmes elles brodaient chez elles ou dans les couvents. Au 16ème
siècle, les brodeurs royaux étaient des hommes et plusieurs ouvrages de l’un
d’entre ont survécu et sont exposés dans plusieurs musées du Royaume Uni. Au 17ème,
plusieurs femmes s’intégrèrent dans le métier traditionnel des brodeurs en tant
que brodeuses et dentellières de telle façon qu’en 1696, un groupe de femmes
brodeuses ont envoyé une pétition au Parlement pour arrêter l’importation de
l’étranger de broderies et de dentelles en expliquant qu’autrement plusieurs
milliers de femmes britanniques risquaient de perdre leur moyen de
subsister ! La tendance fut donc renversée et aucun retour en arrière
n’était possible. A partir de cette époque là, la réalisation de vêtements est
devenu un industrie masculine et la broderie majoritairement féminine. Ce qui
bien évidemment ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de personnes des deux
sexes dans les deux métiers.
Les témoignages laissés de nombreuses broderies navales, réalisées par des marins
montrent que dans une époque où la broderie avait prix un rôle de décoration
dans la société, elle représentait quand même un loisir pour les hommes et les
femmes.
A l ‘heure actuelle, il existe en Angleterre un groupe de brodeurs hommes
extrêmement talentueux. Ce qu’ils n’ont pas en quantité, ils l’ont certainement
en qualité ! Jack Robinson, avec qui j’ai eu le privilège d’étudier, est
un brodeur de blackwork émérite dont les réalisations
se retrouvent dans des musées et des galeries privées dans le monde entier. Quin Davies, premier apprenti
homme de la Royal School of Needlework
est également quelqu’un que j’apprécie et dont les broderies en trois
dimensions sont véritablement des chefs d’œuvre. Richard McVetis,
qui a récemment remporté une bourse de la Embroiderers’
Guild, est un brodeur à suivre dont la spécialité est
de réaliser de tous petits ouvrages ressemblant à des petits cailloux
essentiellement réalisés avec des minuscules points de broderies ressemblant à
des graines. Il y a bien sûr d’autres artistes textiles et brodeurs de par le
monde mais ceux là m’interpellent plus sûrement car ils font écho à mon propre
intérêt pour les techniques ancestrales de broderie, chacun d’entre nous
travaillant de manière spécifique, amenant cet art vers le contemporain que ce
soit en terme de design, technique ou les deux.
- En France, la broderie est plus un hobby qu’un métier,
même si nous avons Lesage qui est une grande exception. Est-ce que c’est
le cas en Grande-Bretagne ?
La broderie a toujours été utilisée dans la haute couture mais la structure
sociale en Angleterre a permis la conservation de cet héritage hors du monde de
la mode et des musées. La Royal School of Needlework promeut activement les techniques
traditionnelles de broderie, forme des apprentis et propose des sessions
courtes de formation ouvertes à tous. Ils ont un service de réalisation qui
travaille sur commande et qui est responsable de la production par exemple des
Vêtements de Couronnements faits sur mesure pour chaque monarque et recouverts
de broderie d’or extrêmement travaillée. Il y a plusieurs autres ateliers
professionnels spécialisés dans certains types d’événements ou de marchés comme
les hauts dignitaires de justice ou encore les francs-maçons. Des individuels comme
Paddy Killer et Janet Haigh sont également très
reconnus en tant d’artistes textiles en tant que tels.
- Tu as quand même fait des études très poussées en
broderie. Pourquoi cet intérêt pour le XVIème
siècle ?
C’est une très bonne question…difficile à répondre dans un petit paragraphe !
J’aurais besoin d’au moins 3 heures pour faire le tour de la question. Avant
tout, mon intérêt pour la broderie anglaise se prolonge sur le 17ème
en plus du 16ème siècle. En résumé, durant cette période, les
brodeurs avaient une palette relativement réduite de fils, teints en couleurs
naturelles dans des coloris rouges, bleus, verts, quelques jaunes et marrons,
blancs et noirs. Ils utilisaient traditionnellement des fils de soie sur du
satin de soie, du canevas ou du lin ; des fils métallisés sur des velours
de soie ou d’autres riches étoffes le plus commun étant sur du lin ou du satin
de soie. Avec ce choix limité en
couleurs et matières, les brodeurs ont réussi à obtenir une quantité non
surpassée de techniques, d’innovations, d’originalités, de fantaisies, de
diversité que je ne saurais sûrement capable d’appréhender ou comprendre
l’étendue des possibilités qu’ils ont concrétisés même si je passais le reste
de ma vie à les étudier. Comme l’ont montré mes recherches récentes sur les
couvertures de livres en tissu et brodés, la broderie de cette époque était
souvent politique, religieuse ou chargé de trucs personnels et était utilisée
comme un exutoire pour des croyances personnels difficilement exprimables
oralement les opinions des catholiques dans la culture protestante de
l’Angleterre du 17ème siècle. Ce n’est pas seulement la technique de
broderie qui m’intéresse mais également toutes les histoires sous-jacentes à
ces broderies ; les raisons qui font qu’elles ont été réalisées. Ceci
explique ainsi que mes centres d’intérêts vont depuis la broderie médiévale et
la période d’opus anglicanum jusqu’aux broderies des
Mouvements Arts and Crafts ainsi que les ouvrages
contemporains de grande qualité.
- Peut-on vivre de la broderie ?
Je brode sur commande, je donne des cours, je fait des conférences et j’écris. Je
fais une combinaison de ces activités avec du travail en free-lance dans le
milieu de la musique et des grandes entreprises, tout en effectuant quelques
prestations en poésie. En août 2006, j’ai participé en tant que poète en
résidence au Premier Festival Culinaire d’Edinburgh et j’espère renouveler cette expérience en
2007 avec un spectacle poétique. Comme tous les artistes, je me retrouve
actuellement dans mes meilleurs moments, avec une bonne vue (je croise les
doigts pour que cela continue) et la capacité à me concentrer pendant de longs
moments : j’obtiendrais sûrement une reconnaissance plus importante quand
ces capacités seront relayées par d’autres que je dois encore découvrir.
En théorie, une personne pourrait vivre de la broderie mais ce n’est pas du tout
mon choix. Nombreux diplômés de la Royal School ont
des carrières en tant que designers, professeurs ou spécialistes. D’autres ont
poursuivis leur carrière en tant qu’artistes. Je ne conseillerais pas cette
industrie (si on peut l’appeler comme cela) à une personne qui ne chercherait
qu’à faire de l’argent avec.
- Quels sont tes projets pour 2007 ?
Je travaille actuellement sur une collection de modèles avec du « picot de
soie », un type de fil très fréquemment utilisé au 17ème mais
plus fabriqué à l’heure actuelle. J’ai passé énormément de temps à rechercher
les fournitures et les artisans qui pouvaient faire revivre ce processus de
fabrication et j’ai fait un réel investissement financier à confectionner des
échantillons. Il s’agit d’un long processus mais je crois que le résultat en
vaudra la peine.
J’écris aussi un livre sur les techniques de broderie d’une période bien spécifique en
Angleterre. Il s’adresse particulièrement à ceux qui ont un penchant pour
l’histoire de la société, qui travaillent dans l’industrie de l’héritage et du
témoignage ou encore qui sont impliqués d’une manière ou d’une autre dans les
activités de loisirs. L’objectif est de donner un aperçu détaillé et précis des
techniques, outils, fournitures, motifs et points utilisés dans la broderie
médiévale, renaissance, Elisabéthaine et Stuart.
Parallèlement à un agenda plein de cours et de conférences que j’aime beaucoup effectuer, je
suis en train de terminer le catalogue des livres à couvertures brodées pour le
compte de la National Art Library du Victoria and
Albert Museum. Il y a encore quelques articles sur le sujet qui devraient voir
le jour et ma recherche sur les histoires autour de « Shepheard
Buss », une pièce énigmatique en blackwork du V&A Museum se
poursuit. Ces projets m’amèneront sans
aucun doute au delà de 2007 mais il s’agit dans tous les cas des sujets qui
m’occupent en terme de broderie.