Siège de la civilisation la plus ancienne d'Europe, le territoire grec est un carrefour
d'échanges culturels intenses dus à un emplacement stratégique et à une histoire très mouvementée. Après la perte de
leur indépendance, les anciennes cités grecques tombent sous le joug de divers conquérants : Rome, puis Byzance
qui apporte la religion orthodoxe. Après la prise de Constantinople par les Francs puis par les Turcs et les incursions
slaves, arabes et normandes, la Grèce se retrouve divisée : Athènes devient vassale de l'Aragon, tandis que certaines
îles connaissent la domination vénitienne. Le pays passe ensuite aux mains des Turcs et ce n'est qu'au 20ème siècle,
à la veille du premier conflit mondial, que la Grèce, enrichie de la Crète et de l'Epire, obtient son autonomie et
ses frontières actuelles. Ce riche passé explique la diversité des influences que l'on peut déceler dans la culture
de ce pays, et en particulier dans son patrimoine textile.
La Grèce est productrice de laine depuis des temps immémoriaux ; on y a ensuite cultivé le lin et, plus récemment,
le coton. Elle a également bénéficié de la soie transportée par les caravanes et des colorants naturels de Levant,
si bien que ses habitants filent, teignent et tissent depuis l'Antiquité.
Le costume antique
La Crète connaît une civilisation brillante depuis le second millénaire avant JC, nourrie
d'échnges abondants avec l'Egypte, la Mésopotamie et l'Asie Mineure. Outre l'emploi de peaux, on y tisse la laine -
depuis le néolitique -, puis le lin ; ces riches tissus sont teints dans des tons vifs à l'aide de colorants
végétaux ou extraits de coquillages et ornés de broderies.
Le costume féminin est remarquable par son élégance et sa variété. Il se compose essentiellement d'une jupe longue,
souvent rigide, en forme de cloche et étroitement serrée à la taille, d'un corsage dégageant la poitrine et d'un
manteau long. Cette tenue s'accompagne de coiffures très élaborées, des premiers chapeaux de l'histoire de la mode
et de multiples bijoux, portés d'ailleurs également par les hommes. Le pagne constitue la pièce principale de
l'habillement de ces derniers.
Malgré le rayonnement de la civilisation crétoise et son influence sur la Grèce continentale - à Mycènes essentiellement -,
le costume grec de la période classique lui devra très peu de choses ; il s'inspire plutôt des pratiques
vestimentaires de populations venues d'Asie, des Achéens puis des Doriens. Laine, lin, coton et soie, et parfois
poils de chèvre et cuir sont à la base de cet habillement plus sobre. Le vêtement n'est pas cousu, mais constitué
de rectangles d'étoffes drapés de diverses manières. C'est cet aspect léger et fluide que l'on retrouve dans l'art
de la statuaire et de l'architecture grecques, qui caractérisera le costume national pendant plusieurs centaines
d'années et se retrouvera ensuite, presque inchangé, à Rome.
La femme, qui ne dédaigne pas les coloris francs, est vêtue du chiton, longue tunique de lin attachée par des
fibules et structurée par une ceinture ; elle arbore en guise de manteau un peplos - ouvert ou fermé - ou
un châle plus léger. De son côté, l'homme porte d'abord une tunique simple, l'exomide, puis un chiton court
ceinturé et une chlamyde, un himation ou une klaene comme vêtement de dessus. Une version
longue et à manches du chiton - nommée chiton talaire - est réservée aux rois, aux poètes et aux hommes âgées.
Les broderies grecques
La Grèce s'est aussi distinguée par sa production de broderies. Le sol et le climat
étant peu propices à la conservation des textiles, la plus ancienne broderie grecque conservée est un fragment
datant du 4ème siècle ; aucun vestige antérieur au 16ème siècle n'a ensuite été découvert, en dépit du caractère
courant de cette pratique artisanale. On sait seulement que la broderie antique faisait intervenir un très vaste
éventail de techniques et de motifs - géométriques ou figuratifs -, que l'on retrouve sur les vases peints.
La broderie moderne a peu de points communs avec celle de l'Antiquité. Suivant la coutume, les jeunes filles grecques
pourvoyaient leur trousseau de robes brodées et de tentures, de dessus-de-lite et de coussins. Malheureusement, cette
tradition s'est presque éteinte et on ne peut plus guère admirer ces travaux, datant pour la plupart des 18ème et
19ème siècles, que dans les musées - principalement au musée Bénaki d'Athènes - et dans les collections privées.
Les broderies grecques, comme celles de tous les pays des Balkans, révèlent un penchant général pour la couleur
rouge, les points comptés - croix, chausson, byzantin, astipalaia - et pour le passé plat et le point de
chaînette ; de plus, la soie polychrome vient fréquemment embellir le costume. Dans le décor se côtoient des
éléments byzantins (aigle bicéphale, paon), turcs (grenade, arbre de vie, animaux légendaires) et européens (motifs
géométriques). Cet art populaire présente des variations majeures suivant la région d'origine : Epire, îles Ioniennes,
Crète, Dodécanèse, Cyclades, Sporades du Nord et enfin le reste de la Grèce continentale.
La production de broderies de l'Epire, dans le nord-ouest de la Grèce, est marquée par la présence turque ; certains
coussins en crêpe de soie, brodés de motifs floraux serrés, sont très proches de l'art albanais. De merveilleux
couvre-lits de soie, décorés de cavaliers à turban, nénuphars, hyacinthes, cerfs, paons et d'une abondance de fleurs,
appartiennent aussi au patrimoine de cette région. En outre, on y trouve en abondance un point de reprise original
nommé patiti.
Sur les ouvrages des îles Ioniennes, et en premier lieu de Corfou, les silhouettes animales stylisées relèvent en
revanche d'une inspiration italienne. On y trouve également - surtout à Lefkas - des broderies blanches comme à Chypre,
ainsi que des ouvrages décorés de fils métalliques, à la manière turque.
Plus au sud, les broderies crétoises sont marquées par l'influence vénitienne, qui s'est exercée sur l'île du Moyen
Age à 1669 ; les bordures de jupons en lin ou en coton, richement brodées de fleurs symétriques, de vases et de
sirènes, rappellent en effet les lourdes soieries et les dentelles italiennes. Techniquement, les brodeuses ont
privilégié le point de croix, ainsi qu'une variante locale du point d'épine, qualifiée de "crétoise".
Les broderies du Dodécanèse sont principalement exécutées sur des étoffes destinées à l'ameublement. Les longues courtines
en toile de lin, ornées de soie floche rouge et verte à points variés, étaient fixées au plafond par un anneau
de bois ; les intérieurs étaient aussi égayés par de nombreux coussins aux couleurs vives. La tradition attribue
les plus belles broderies de cette partie de la Grèce à l'île de Kos. Rhodes a donné son nom à un point devant
travaillé en escalier ; cet archipel fait également grand usage du point astipalaia.
Parmi les Cyclades, c'est l'île de Naxos, duché franc de la fin du Moyen Age jusqu'en 1580, qui détient la palme des plus
belles broderies. Les plus typiques sont travaillées à la soie rouge sur une toile de lin ; les motifs sont variés,
mais l'entrelacement de carrés ou d'autres figures géométriques est une constante du décor. Les étoiles serrées
avec leur motif en réserve donnent un effet chatoyant grâce aux variations de la direction des points. On peut
déceler dans ces ouvrages une parenté avec les réalisations italiennes du 15 siècle.
La civilisation ottomane s'est fortement implantée dans l'archipel des Sporades du Nord, et notamment à Skyros ;
aussi les pièces brodées de cette contrée - essentiellement des écharpes ornées de soies pastel - sont-elles couvertes de
silhouettes de bateaux, d'oiseaux fantastiques et de personnages en costume turc, rappelant irrésistiblement les
écharpes d'Istanbul.
En Attique, enfin, les broderies servent surtout, comme dans les Balkans, à la décoration du costume, principalement
des manches et des jupons, sous forme de galons de coton brodés de soie floche souvent rouge, dans des motifs
abstraits pareils à ceux des mosaïques. Le point astipalaia y est très fréquent.
Les autres arts textiles
Certaines îles grecques, qui ont longtemps été sous l'influence économique de Venise,
sont le lieu de fabrication traditionnel de dentelles reticella ; le succès de cette production - largement
lié à la fréquentation touristique de ces îles - a donné naissance à l'appellation "dentelle grecque".
Le tissage est une pratique encore très vivante de nos jours et revêt de multiples aspects, depuis les rustiques
tissus de laine de l'intérieur, les toiles fines de Corfou, le linge de maison uni et les portières colorées de
Crète, jusqu'aux motifs "jacquard" de Thrace.
Source : « Autour du fil, l’encyclopédie des arts textiles », Editions Fogdtal, Paris, 1990, volume 11.